La Forêt Celtique
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 L'imposteur

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gizmothehobbit
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Localisation : Le Tronchet Sarthe
Date d'inscription : 14/11/2012

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MessageSujet: L'imposteur   L'imposteur Empty14/11/2012, 19:32

"Pfff, j'ai jamais de chance... Saleté de forêt!" marmonna Thierry en faisant un enième accroc à son pantalon. Le taillis de ronces avait décidé qu'il ne passerait pas, ou du moins pas sans y laisser quelque chose, un bout de tissu, un lambeau de peau ou même son honneur... Cela faisait 1 heure qu'il tournait en rond dans la forêt, s'enfonçant jusqu'aux chevilles dans la vase des fossés, trébuchant sur des racines ou se coupant aux feuilles des fougères. La lumière de la pleine lune éclairait suffisement son chemin pour qu'il puisse avancer mais pas assez pour lui éviter toutes ces embûches. Il avait dû grimper dans un vieux chataîgner pour éviter une harde de sanglier. Pour se faire, il s'était écorché les mains sur l'écorce rugueuse et une grappe de bogues piquantes lui avait amicalement laissé une griffure de 10 cm de long sur la joue en souvenir de leur rencontre. Son entrejambe le tourmentait depuis qu'il avait glissé et était tombé à califourchon sur une grosse branche. Son hurlement de douleur avait réveillé un vieux hibou qui lui avait lancé un regard réprobateur. Les chiens d'une ferme des environs lui avaient répondu dans un choeur d'aboiements qui, au vu de sa situation haut perché, ne l'avait pas du tout aidé à se repérer dans la sombre forêt. Son portable avait sombré, corps et âme (en plastique), dans un trou d'eau dans lequel il avait failli également laisser une chaussure. Il se retrouvait seul, suant, puant, saignant par 100 micro-coupures et 100 déchirures dans ses vêtements. Perdu dans cette forêt de Brocéliande qu'il ne connaissait absolument pas.
"Saleté de soirée!"
La soirée avait mal commencé, mauvais plan pour une soi-disant teuf perdue dans la campagne, mauvaise adresse envoyée par texto... Il avait dû passer plusieurs coups de fil pour enfin obtenir la bonne, épuisant ainsi tout son crédit. Il avait roulé longtemps jusqu'à pénétrer dans la forêt, s'arretant à chaque croisement pour détailler les panneaux, faisant demi-tour plusieurs fois. Il y était arrivé plusieurs heures en retard et était tombé des nues. Il s'attendait à une soirée avec du gros son, de la bière, quelques joints qui passeraient de main en main et surtout cette jolie petite blonde qui se disait étudiante en Histoire de l'art. Il avait l'intention de la serrer ce soir, de rajouter cette petite cruche à son palmarès. Une de plus qui aurait succombé à son jeu d'artiste maudit. Mais il s'était retrouvé dans une sorte de soirée mystique, un de ces délires de hippie pseudo-druidique. Un feu de camp brûlait au milieu d'une clairière. Quelques personnes jouaient une sorte de musique aérienne, composée de harpes, flûtes et tambourins. Des barbus en toge déambulaient sur le lieu de la fête, une serpe accrochée à la ceinture. La petite blonde était assise près du feu, elle avait tressé des fleurs dans ses cheveux et portait une petite robe blanche evanescente. On l'aurait dite sortie d'une photo des années 70. Elle le vit et vint se pendre à son cou.
"Tu es venu! Ca me fait très plaisir! Tu vas voir, ça va te plaire! Ce soir, nous fêtons Beltane! Je suis sûr que ça va t'inspirer!"
"Euh, ouais sûrement... C'est quoi exactement Beltane?"
"C'est une fête celtique très importante. Le 1er mai, le début de l'été!"
"Le début de l'été, c'est le 21 juin, la fête de la musique!"
"Non, pas pour les celtes. Le 21 juin, c'est le solstice d'été, le jour le plus long. Aujourd'hui, début de l'été celtique, c'est aussi la nuit de Walpurgis, le sabbat des sorcières. C'est la fête de la fertilité, nous célebrons Pan, Cernnunos et Freyr, Diane et Freyja."
"Désolé, je ne connais pas tout ça. Je croyais qu'il y aurait plus de monde, que ce serait une vraie soirée, avec de la bonne musique... Je suis un peu surpris, je ne pensais pas que tu croyais à tous ces trucs druidiques. Tu n'aurais pas une bière pour me mettre en jambes?"
"Ah non, pas de bière ici. On a de l'hydromel, de l'hypocras, du vin de mûres, du vin de sauge, du clairet et de l'épine si tu veux. Tu vas voir, c'est délicieux! En plus, c'est nous qui les faisons nous-même!"
Thierry commençait vraiment à se demander où il était tombé. Il avait l'habitude de croiser ce genre de gogos puisqu'il écumait les fêtes celtiques de la région de Rennes pour vendre son travail. Mais il ne s'était jamais vraiment intéressé à cette culture et ne s'était jamais faire embringuer dans une de leur fête paienne. Il vendait ses peintures à inspiration celtique aux touristes. Il avait une bonne technique et ne se débrouillait pas trop mal, en tout cas suffisement bien pour que ses peintures se vendent. Son problème, c'était l'imagination, il n'en avait jamais eu. C'était quelque chose dont il manquait cruellement, une chose qu'il ne comprenait pas. Alors il se contentait de reproduire des oeuvres qu'il trouvait sur internet, il les modifiait juste ce qu'il fallait pour qu'on ne les reconnaisse pas puis y ajoutait son nom. Mais attention! C'était quand même un vrai travail, il passait plusieurs heures sur chaque tableau! Et puis comme il les modifiait, il considérait qu'il les améliorait, rajoutant sa touche personnelle. Il lui suffisait ensuite de jouer son rôle de peintre mystique, racontant ses errances dans cette fameuse forêt où en fait il n'était jamais allé. Il racontait qu'il comprenait les arbres, entendait des échos d'autrefois, avait des visions venant du passé lorsqu'il se promenait au Val sans retour et qu'il apercevait le chateau de cristal sous le lac de Viviane. Il se comparait à Myrdhin, Taliesin ou Oisin, dans son esprit, c'était des noms qui en imposaient, peu importe de qui il s'agissait, il s'en fichait bien, il savait juste que c'était des noms importants qui lui ouvraient des portes ainsi que les bourses des naïfs à qui il vendait son travail. Il ne connaissait absolument pas la culture celtique, lui venait de Paris. Il n'avait pas réussi à s'y faire connaître et avait décidé d'aller tenter sa chance en province. Là, il serait facile de vendre ses croûtes aux touristes, et même à en tirer un bon prix. Il suffisait de rajouter une fée ou un lutin, un vrai jeu d'enfant pour faire tomber ces bouseux dans ses filets! Il s'était créé un look pour aller avec son personnage, s'était laissé pousser les cheveux et le bouc, se donnait un regard plus profond en rajoutant un trait de mascara noir autour de ses yeux. Il avait investit dans une garde-robe de babos constituée de vêtements flottants bariolés en tissu naturel et de bottes de cuir, se forçait à les porter à chacune de ses sorties "professionnelles", il agrémentait son costume d'un chapeau à large bord ornée d'une gande plume de faisan, de bourses accrochées à sa ceinture et d'un bâton tordu qu'il avait trouvé dans une brocante puis choisissant une proie apparement riche et naîve, s'en allait lui jouer son boniment. En général, il arrivait à vendre plusieurs tableaux par semaine en jouant ce petit jeu. De temps en temps, il faisait croire à son petit cercle de groupies qu'il partait se recueillir en Brocéliande, communier avec les esprits et recevoir l'enseignement de son maître spirituel alors qu'en fait, il s'enfermait chez lui pour jouer à des jeux en ligne pendant une semaine, se faisant livrer chips, pizzas et bières à domicile. Il revenait épuisé de son "pelérinage" et les autres n'y voyaient que du feu. C'était dans une galerie d'art sur Rennes qu'il avait repéré la petite blonde. Il y venait souvent pour piquer des idées et trouver des pigeons. Il l'avait trouvé mignonne aussitôt et l'avait abordé en jouant la carte du peintre mystérieux, s'inventant des inspirations de d'artistes inconnus et surtout inexistants. Elle lui avait parlé de ses croyances en des choses comme le Petit Peuple, Merlin et Viviane, lui avait raconté qu'elle étudiait l'Histoire de l'Art, qu'elle vivait dans une coloc. Il l'avait écouté d'une oreille distraite, lorgnant sur son décolleté puis l'avait embobiné en disant être la réincarnation d'un barde celte, lui racontant des soi-disant visions de ses vies antérieures... Il avait finalement obtenu son numéro qu'il avait classé dans son répertoire sous le nom de "blonde barjo". Il ne s'était pas passé 2 jours qu'elle l'avait appelé pour lui proposer cette soirée. S'imaginant déjà une fin de soirée très agréable, il avait aussitôt accepté. Quelle mauvaise idée il avait eu!
"Saleté de boulot!"
Et voilà que maintenant il se retrouvait dans une soirée de tarés, de hippies qui allaient sûrement se foutre à poil pour danser autour du feu au nom de leur déesse-mère ou je ne sais quoi et brûler de l'encens ou sacrifier de petits animaux... Il ne pourrait même pas vendre une toile à ces guignols sans le sou... Sa seule consolation était la petite cruche pendue à son bras qu'il allait pouvoir sauter dans un coin. Elle le mena près du feu, lui donna un verre d'un liquide quelconque "De l'hydromel" avait-elle dit. "Pas dégueu" pensa-t-il en l'avalant d'un trait. Elle lui présenta quelques filles assez mignonnes qu'elle appelait "soeurs" ainsi qu'un vieux qui s'appelait Thomas. Il était assis sur une souche près du feu, un gobelet en pierre à la main et le groupe de jeunes filles l'écoutait avidemment. Il avait le dos voûté par les années et pourtant, de lui émanait une force, une sorte de charisme. Ses yeux gris comme des billes de fumée, brillaient d'une intensité extraordinaire comme si les années ne les avaient pas usé mais au contraire aiguisé au point de pouvoir transpercer l'âme. Ses cheveux et sa longue barbe grise lui atteignant la poitrine étaient tressés avec des perles d'or, de nacre, d'argent et d'os poli. Une plume de geai était accrochée au bout de la mèche qui lui barrait le front et tournoyait dans le vent. Sa voix grave et mélodieuse, semblable au ressac sur une grève de galets, provoquait une forte attirance, voire même une dépendance. Cette voix de basse s'entendait par dessus la musique et le brouhaha de la fête. Alliée aux crépitements du feu, évoquait un passé lointain où l'on se blotissait encore par peur des loups. Une époque où la télévision n'existait pas et où l'on aimait à écouter les histoires contées par les anciens quand le dehors se faisait sombre. Quand Thierry arriva, il s'installa de manière à l'entendre sans perdre de vue la petite blonde qui était repartie à l'extérieur du cercle de lumière du brasier.
"Cette soirée est spéciale, particulière pour les Celtes et magique, commença-t-il à raconter. Elle a pour nom Beltane, Beltaine, nuit de Walpurgis, Cethsamhain, Old Bhealltainn. Bel signifie "brillant" et fait aussi référence à Belenos et Belisama, les dieux solaires gaulois. Ils représentent la jeunesse, le soleil et le feu.
Beltaine est la 3eme des 4 grandes fêtes religieuses de l'année celte. Elle marque le début de la saison estivale et a lieu à la pleine lune de mai, à la 1ere floraison de l'aubépine. Elle marque une rupture dans l'année. On passe de la saison sombre à la saison claire, la lumière revient. C'est une fête du renouveau, du feu. On revient, après l'hiver, aux activités du jour. Chasse, semailles, élevage. Elle est changement de rythme, période des rites de passage.
Les druides allumaient de grands feux, prononçaient des incantations magiques et l'on faisait passer les troupeaux de bétail entre ces feux pour les protéger des épidémies. Le Feu de Belenos est sacré, il sert de purification bénéfique. On y sacrifie également des animaux tout comme à Samain, contraire de Beltaine, en offrande aux dieux.
Lors du 1er Mai, la forêt revit. La cour des Sombres se retire et le Petit Peuple reprend ses quartiers. Attention car ce soir, ils fêteront leur retour, ils vont danser, chanter et feront ripailles. Le voile entre nos 2 mondes est si fin aujourd'hui. Les esprits sylvestres renaissent, les fées et les elfes s'extraient des Sidhes. Au petit matin, on pourra voir dans les prés des cercles de fées là où ils auront dansé toute la nuit et piétiné l'herbe. Mais n'y pénétrez sous aucun prétexte même en plein jour!"
"Saleté de barjo!" pensa Thierry.
Aussitôt, le vieux barbu se mit à le fixer intensément comme s'il avait entendu ses pensées. Thierry commença à se tortiller sur son séant. Son regard le transperçait et le chatouillait intérieurement. Il se sentait très mal à l'aise, comme s'il se retrouvait dans une marmite pleine d'eau dans une tribu cannibale. L'ancien continuait à débiter ses bêtises à l'entour mais Thierry aurait juré qu'il ne s'adressait qu'à lui.
"Ce soir, les esprits du monde invisible sont parmi nous. Ne vous moquez pas d'eux ou vous le regretteriez bien plus vite que vous ne le pensez. Ils n'aiment pas qu'on leur fasse affront, que l'on doute de leur existence et que l'on tourne en dérision leur culture. Très peu d'humains ont pû les rencontrer et en ressortirent indemnes. Si peu ont séjourné dans leurs palais et encore moins en sont ressortis vivants." A ces mots, la lueur dans ses yeux redoubla d'intensité." Ils reconnaissent les mauvais, les imposteurs, les trouble-fêtes et leur concocteront un mauvais tour, un mauvais sort dont ils ont le secret. N'entrez jamais dans leurs danses, ne goûtez jamais la nourriture des fées ou c'en sera fini de vous! Ils vous emmeneront dans leur Pays juste parce que vous aurez osé les regarder. N'essayer surtout pas de leur dissimuler la vérité et encore moins de leur mentir ou vous en payeriez le prix, celui du sang..." A ces mots, il se tût, laissant le silence donner plus de poids à ses derniers mots.
Thierry commençait à en avoir marre de ces contes de bonne femme et l'hydromel l'écoeurait. De plus, il ne voyait plus la blondinette. Les autres filles l'ignoraient malgré quelques tentatives de rapprochement et n'avaient d'yeux que pour le vieux sénile. Il se leva et s'éloigna du brasier, l'air devenant de plus en plus frais. N'ayant pas trouvé de "vrai alcool d'homme" pour se réchauffer, il retourna à la voiture chercher la bouteille de vodka qui trainait dans le coffre puis revint s'asseoir près du feu. Il dévissa le bouchon puis s'envoya une longue gorgée pour se réchauffer le gosier. C'est à ce moment qu'il vit la blonde s'enfoncer dans le sous-bois en tenant un bellâtre par la main. Son sang ne fit qu'un tour, il sauta sur ses pieds et s'élança à leur suite. Il ne vit pas le vieux Thomas le suivre des yeux, le sourire en coin.
Il les rattrapa sous un vieux chêne, tous les 2 cachés dans la pénombre d'une grosse branche que la lune projetait sur le sol. Quand il vit que les 2 tourtereaux s'embrassaient langoureusement, il vit rouge, agrippa le col du jeune garçon et le tira violemment en arrière. Dans un glapissement de surprise et un déchirement de tissu, ce dernier bascula à la renverse et s'étala la tête la première dans l'humus odorant qui tapissait le sol. Thierry saisit la blonde par le poignet et l'attira à lui.
"Dis donc, tu ne te tromperais pas de personne par hasard?" dit-il en grinçant.
Elle recula instinctivement la tête devant son haleine alcolisée.
"Mais ça ne va pas la tête! Qu'est-ce qui te prend? Et lâche-moi, tu me fais mal!"
Il ressera sa prise sur son poignet jusqu'à lui soutirer un cri de douleur.
"Je t'ai posé une question alors tu réponds. Qu'est-ce que tu fais avec lui?"
"Ca ne te regarde pas, je ne t'appartiens pas. Je ne te dois rien alors lâche-moi!"
"Ne dis pas n'importe quoi. Si je suis venu ici, c'est pour toi. Tu as voulu m'aguicher à cette galerie d'art et tu as réussi."
"N'importe quoi, je ne t'ai jamais aguiché, c'est toi qui est venu m'aborder. J'ai cru que nous avions des passions communes. Tu n'est pas mon genre du tout, je t'ai fais venir parce que je pensais que cette soirée t'intéresserait."
"Rien à foutre de cette soirée et de ces pseudo-druides. De ces croyances ridicules et de ton taré de vieux conteur avec ses fées et lutins sortis de contes pour enfants. J'ai galéré comme pas possible pour aterrir dans cette fête de dingues alors tu me dois quelque chose. Et j'ai bien l'intention de me rembourser tout de suite. Cette soirée ne sera pas perdue pour tout le monde." Dit-il en dévoilant un sourire carnassier et en l'attrapant par les cheveux.
Une main se posa sur son épaule, il n'eu pas le temps de se mettre sur la défensive qu'un formidable crochet du droit vint s'écraser sur sa machoire et l'envoya rouler au sol. Le jeune homme s'était relevé et lui envoya un coup de pied dans le ventre.
"Tu ne touches pas ma copine, c'est compris, pauvre connard? Tu ne la regarde pas comme ça, tu l'oublies, ok? Tu la retouches une fois et tu t'en mordras les doigts. Si tu as encore des dents... Et des doigts évidemment"
Thierry ramassa sa bouteille de vodka, la vida d'une goulée et l'éclata contre le tronc du chêne millénaire. Il ne vit pas les quelques gouttes de sève s'échapper de la blessure qu'il venait de lui infliger, ni ses racines se contracter à ses pieds ou les branches au dessus de lui bruisser alors qu'il n'y avait aucun vent. Il brandit le tesson en direction du jeune garçon.
"Vas-y essaie! J'ai pas peur, je vous éclate tous, vous et votre bande de tarés en robe. Cette pétasse va venir avec moi et on va s'amuser tous les deux. Je ne suis pas venu pour écouter un vieux sénile déblatérer des conneries sur des saloperies de lutins et boire de l'alcool de gonzesse. J'en ai rien à carrer de vos bondieuseries new-age. Vos contes de gosses attardés, vous pouvez vous les foutre où je pense. Moi, ça me permet juste de me faire du fric sur le dos des touristes et des gogos comme vous..."
Des silhouettes émergèrent de la pénombre. C'était les participants de la soirée qui, alertés par les cris, étaient venus voir ce qu'il se passait. Quelques barbus assez costauds avaient déboutonné le haut de leur robe qui ne tenait plus que par la ceinture et faisaient rouler les muscles de leurs épaules et de leurs biceps, dévoilant des tatouages composés de runes ou de dragons entrecroisés se mordant la queue. D'autres avait la main sur le manche de leur serpe. Le groupe de filles avait recueilli leur copine blonde et tentait de la rassurer.
"Alors comme ça, on est des tarés en robe!"s'exclama le plus costaud des druides. Il dépassait Thierry de 20 bons centimètres. Sa longue barbe tressée était passée dans sa ceinture et l'on apercevait sur son crâne rasé, des symboles spiralés qui luisaient légèrement à la lueur de la pleine lune. Un torque en argent à tête de loup étreignait son cou de taureau et des canons d'avant-bras en cuir recouvraient ses poignets. Il avait, tatoué dans le dos, un arbre immense dont les racines disparaissaient sous sa ceinture et dont les branches rejoignaient sa nuque. Il éclata d'un rire immense qui fit se décrocher quelques feuilles du chêne. Elles tombèrent doucement sur Thierry qui, encerclé, avait reculé contre le tronc de l'arbre. Il ne sentit pas l'écorce frémir de rage dans son dos.
"Nous sommes donc des gogos... C'est bien ce que tu as dit, non? Eh bien, aurais-tu perdu ta langue? Non? Alors ne t'inquiète pas, cela ne saurait tarder..." dit-il en éprouvant du pouce le fil de sa serpe. Son sourire se fit sardonique lorsque des gouttes de sang se mirent à couler le long de son poignet.
Thierry commençait à trembler de tous ses membres, il regardait de tous côtés tout en continuant à brandir son tesson devant lui pour les maintenir à distance. "Mais où je suis tombé là?" pensa-t-il. "Ils sont défoncés à l'acide ou quoi? Ils vont me découper en rondelles au nom de leurs dieux et m'enterrer dans la forêt. S'ils ne me brûlent pas sur leur bûcher. On ne retrouvera jamais mon cadavre dans cette maudite forêt!"
Le cercle se resserait, les yeux luisaient sous les capuches. Thierry aurait voulu s'enfuir mais il avait dû glisser dans un trou car les racines du chêne enserraient sa cheville droite. Il tirait sur sa jambe tout en balançant frénétiquement son bras armé dans tous les sens pour faire reculer ses assaillants. Les filles brandissaient des torches qui donnaient une allure satanique à la scène. Un coup de serpe bien placé fit sauter le tesson de sa main et lui laissa une estafilade le long du majeur. Sur le coup, Thierry ne le sentit même pas, croyant sa dernière heure arrivée. Lorsqu'il vit les druides regarder son entrejambe et éclater de rire, il sentit enfin la chaleur qui irradiait le long de sa jambe droite. Il baissa les yeux piteusement pour constater que oui, en effet, il y avait de quoi rire puisqu'il s'était pissé dessus. Le filet d'urine mêlé de quelques gouttes de sang provenant de sa main blessée atteint sa cheville, inonda sa chaussure et enfin s'écoula dans le trou entre les racines. Les druides riaient aux éclats, leur mépris l'atteignait en pleine face, le rire tonitruant du tatoué éclata soudainement comme une grondement de tonnerre, faisant basculer Thierry dans la boue mêlée d'urine et de sang. Il remarqua à ce moment là que sa cheville était libre. Sans doute, s'était-il extrait du trou sans s'en rendre compte...
"Voyez! scanda-t-il. Le Chêne a accepté l'offrande en échange de l'affront, du bon engrais contre une cheville. Pas aussi bon que si on l'y avait pendu... Mais cela lui suffit. Mais attention, freluquet! Tu as contenté le Chêne mais pas l'esprit qui y habite... A celui-ci, tu est toujours redevable pour avoir blessé son ami, abîmé sa demeure... Tu ferais mieux de partir sur le champ avant que l'hamadryade ne se réveille et ne décide de te faire payer ton outrecuidance, elle connaît le goût de ton sang et n'auras de cesse de te traquer pour y goûter de nouveau... Allez, fuis, c'est la seule chose courageuse que tu sois capable de faire..."
Les ombres s'écartèrent pour le laisser passer, lui faisant une haie de déshonneur. Il s'élança sans même leur lancer un regard, sauta par dessus la jambe tendue de la blondinette et esquiva le poing de son copain puis s'enfonça dans le sous-bois dans la direction approximative du brasier et donc de sa voiture. En passant près du feu, il y balança le reste de sa bouteille, provoquant un regain d'activité soudain dans la fournaise qui le fit sursauter et lui fit lâcher ses clés. Il les ramassa précipitemment en maugréant contre cette fichue soirée et ouvrit fébrilement sa portière, s'engouffra derrière son volant et mit le contact, allumant par la même occasion les phares. Une silhouette se matérialisa aussitôt dans le faisceau lumineux. Thierry surpris, fit un bond sur son siège et se cogna la tête au plafond. Il reconnu enfin le vieux Thomas. "Qu'est-ce qu'il fout là celui-là!" dit-il à voix haute. "Dégage, espèce de malade!" cria-t-il à l'ancien qui le fixait intensément sans être le moins du monde ébloui par les phares. Il fit rugir le moteur dans l'espoir de l'effrayer mais ce dernier ne bougea pas d'un pouce. Thomas fit un geste et le moteur se tût d'un coup. Les phares étaient toujours allumés mais Thierry avait beau tourner et retourner la clef dans le neman, le moteur refusait même de lui accorder la moindre toux. C'est dans ce silence oppressant que le conteur pris la parole.
"Tu n'es qu'un lâche et un mécréant." dit-il le plus posément du monde car c'était une vérité. Thierry s'étonna de l'entendre aussi clairement de l'intérieur de sa voiture. "Tu es un menteur et un voleur. Tu es irrespectueux, odieux et trompeur. Tu t'es dévoilé toi-même. Tu as blessé une jeune fille et meurtri un arbre. Pour tout cela, tu sera jugé et puni. En ce soir de Beltane, la Cour des Seelies est réunie en Brocéliande et va procéder à ton jugement. Tu les a insulté en cette soirée sacrée entre toutes et ils en ont pris ombrage. Tu peux fuir aussi vite et aussi loin que tu le peux, c'est perdu d'avance. Ils te retrouveront où que tu ailles..."
Thierry n'entendit pas la suite, il avait réussi à remettre le contact et avait aussitôt enclenché la marche arrière. Il percuta une autre voiture en effectuant un demi-tour à pleine vitesse, sûrement celle d'un druide (Bien fait!) puis reprit le chemin par lequel il était arrivé. Il vit le brasier rétrécir dans son rétroviseur jusqu'à disparaître derrière un bosquet d'arbres dans un virage. Il retrouva la route au bout de 5 minutes et prit sur sa gauche. Il voulait sortir de la forêt le plus vite possible et surtout oublier toute cette soirée de psychopathe.
"Saleté de taré et saleté de soirée!"
Au bout de 20 minutes à tourner en rond et à retourner cette soirée dans sa tête, Thierry dû se rendre au fait qu'il était perdu. Tout à ses idées noires, il ne vit qu'au dernier moment le bouleau s'effondrer au milieu de la route, tel une barrière ferrovière sans signal lumineux. Il braqua pour l'éviter et le percuta par le côté. Il descendit de son véhicule un peu sonné pour constater les dégâts. Un ricanement lui parvint en provenance de la souche, les fougères s'écartèrent pour laisser passer un animal de petite taille, puis 2 points lumineux brillèrent fugitivement avant de disparaître dans le bois. Thierry s'approcha pour consater qu'il n'y avait plus âme qui vive et que le tronc avait été coupé net par une hache. Il secoua la tête pour effacer cette hallucination de son esprit puis inspecta sa voiture. Heureusement, juste un peu de tôle froissée, mais il ne pouvait plus passer par là, le tronc était trop lourd pour être déplacé, il était obligé de faire encore une fois demi-tour pour trouver une sortie à cette fichue forêt.
Il repartit donc en sens inverse, son phare avant droit ayant pris un coup et n'éclairant plus qu'à 5 mètres devant la voiture, quand il ne clignotait pas. Il prit la première route à gauche qu'il trouva et se mit à rouler aussi vite que le lui permettait son courage bien appauvri. La forêt était un vrai labyrinthe, plusieurs fois il se retrouva face à des voies forestières là où aurait dû se trouver une route ou bien à des voies sans issue. Il passa des panneaux illisibles, recouverts de lierre grimpant ou de mousse, d'autres qui étaient tombés rongés par des termites et même un panneau métallique tordu comme s'il avait prit la foudre. Il se retrouva même à un carrefour où à chaque direction était indiqué Paimpont... Thierry commençait à perdre patience et à sentir la fatigue. Il crut apercevoir à plusieurs reprises des lumières dans le bois qui avançaient à la même vitesse que lui, parallèlement à la route. Ce fut au bout d'une heure de route, alors que ses nerfs étaient sur le point de lâcher et que la flèche de la jauge d'essence flirtait dangereusement avec le zéro absolu qu'une chose surgit sur la route juste devant lui. Tournant le volant impulsivement pour l'éviter, Thierry lança son véhicule dans une série de tonneaux qui s'acheva dans le fossé. La voiture atterrit en équilibre sur la berne dans un grincement d'agonie. Plus de phare, impossible de remettre le contact. "La voiture est certainement fichue et je ne dois pas être dans un meilleur état qu'elle," se dit Thierry en se massant le cou. Il attendit que ses yeux se fussent habitués à la clarté lunaire pour sortir à 4 pattes de feu sa voiture. La bête était toujours au milieu de la route, elle n'avait pas bougé depuis le moment où elle s'était avancé à sa rencontre. D'après sa silhouette, Thierry déduisit qu'il s'agissait d'un cerf mais d'une taille peu commune et aux andouillers magnifiques. Il était étonné qu'il y eu des cerfs en Brocéliande, des chevreuils ou des daims passe encore mais des cerfs... Ce fut à ce moment que la partie postérieure de la silhouette se désagrègea en une multitude de petites ombres qui éclatèrent en ricanements aigus avant de se disperser dans toutes les directions. Ne resta que la partie antérieure, celle avec la tête qui portait les cornes. Elle avait la forme d'un homme impressionnant qui tenait une sorte de hache à la main. Thierry n'arrivait pas à voir s'il portait un casque ou s'il avait vraiment des cornes... L'homme le regarda un instant, ses pupilles brillaient d'une lueur verte assez malsaine puis il disparut à son tour dans le sous-bois sans se retourner, sa besogne accomplie.
Thierry se reposa un instant, adossé aux restes de sa voiture, pour se remettre de ses émotions et se persuader qu'il avait rêvé. Sa tête lui faisait mal, il voyait flou et avait des vertiges. Peut-être une commotion cérébrale. Il essaya tant bien que mal (surtout mal en vérité) de réfléchir. C'était sûrement l'alcool qu'il avait bu qui avait provoqué son accident et ces visions. Ces fichus druides lui avaient fait boire des mixtures étranges, ils l'avaient drogué exprès. Sans doute voulaient-ils le sacrifier, mais Thierry bien plus malin qu'eux avait réussi à s'enfuir. Il en avait peut-être même assommé quelques-uns dans sa fuite héroïque. Mais les pauvres filles qui étaient restées là-bas? La blonde était sûrement dans le coup, cette salope avait attiré des copines de fac dans ce piège. Elle les avait offerte en pâture à ces monstres assoiffés de sang. Thierry avait bien essayé d'en sauver une ou deux mais elles ne comprennaient pas dans quel danger elles s'étaient fourrées et s'étaient donc rangées du côté de leur ravisseur. Syndrome de Stockholm, typique... Et le vieux, là, qui leur racontait toutes ces fadaises et leur remplissait leur verre à l'envie, c'était sûrement le druide en chef, celui qui avait tout manigancé. Il voulait sûrement se baigner dans du sang de vierge ou un truc comme ça. Et maintenant, ils faisaient tout pour l'empêcher de sortir de leur forêt. Ils essayaient de le rendre fou, en lui lançant des arbres, et des cerfs et des haches... Mais Thierry n'était pas fou, c'était un warrior, il aimait regarder Koh-Lanta, il savait se diriger en forêt, il avait été scout quand il était gosse, il allait leur montrer à tous... Il se redressa en titubant, sortit son portable mais il ne captait aucun réseau. Il s'enfonça dans le bois dans la direction opposée à celle où était partit l'homme à tête de cerf.
Et maintenant, il se retrouvait perché dans cet arbre, encore un fichu arbre! Il n'arrivait pas à distinguer les étoiles à cause de la pleine lune. La mousse était censée pousser du côté nord sur les troncs, mais de la mousse, il y en avait partout, tout autour... Il ne savait même pas quelle heure il était. Du haut de son perchoir, il finit par apercevoir des lumières sur sa gauche. Peut-être la ferme où les chiens avaient aboyé, ils avaient dû réveiller leur maître qui était sorti voir ce qu'il se passait. Thierry se mit à crier "Je suis ici! Au secours, aidez-moi! Je suis perdu!" La lumière s'éteignit aussitôt. "Bordel de merde! Ca commence à bien faire!" s'écria-t-il. Il descendit de l'arbre et partit d'un pas décidé dans la direction de la lumière disparue. Il avait bien l'intention de réveiller le paysan et d'appeler la police pour arrêter ces dangereux druides malfaisants... Après un kilomètre de marche dans la bonne direction sans voir un seul signe d'une habitation quelconque, Thierry comprit qu'on le menait en bateau. Quelqu'un voulait qu'il s'enfonce toujours plus profondément dans la forêt, encore un coup des druides. Ils connaissaient sûrement cette forêt comme leur poche et voulaient qu'il aille de lui-même se jeter dans la gueule du loup.
Il sortit enfin du bois pour se retrouver à l'orée d'une clairière délimitée par un cercle de pierre dressées hautes d'une cinquantaine de centimètres. Entre chaque pierre poussait une multitude de champignons, comestibles ou mortels. Amanites et bolets s'y croisaient, girolles et vesses de loup... L'herbe dans le cercle y était toute aplatie mais y pointaient encore quelques fleurs. Au milieu trônait un immense chêne encore plus ancien que celui auquel Thierry s'était adossé un peu plus tôt dans la soirée. Il aurait fallu 5 personnes pour en entourer le tronc de leurs bras, sa frondaison atteignait bien 10 mètres de hauteur et ses racines s'étendaient jusqu'à atteindre pour certaines les pierres dressées. Au pied de l'arbre, émergeant du fouillis de racines, une espèce de trône en pierre sculptée reposait. Les racines l'enveloppait, le berçant tel un trésor inestimable. Thierry s'était avancé sans même y penser, il avait pénétré le cercle, sentant comme une résistance dans l'air suivie d'un froissement au moment où il avait fait le premier pas. Un souffle de vent chaud ébouriffa ses cheveux longs qu'il avait dû détacher pendant la soirée, peu importe, il ne s'en souvenait plus. L'air était épais, sirupeux comme de la sève, Thierry le sentait couler dans ses poumons, tel un liquide nourricier. Les odeurs d'herbe coupée, de champignons et de fleurs étaient extrêmement puissantes. Il sentait aussi des odeurs animales, musc, sueur, sang. Métal chauffé à blanc, odeur putride de cuir mal tanné. Un murmure provenant de partout et de nulle part à la fois l'enveloppait, sons de la forêt, bruissements, voix inaudibles. L'atmosphère semblait électrique, crépitante. On aurait dit qu'un orage allait éclater alors que le ciel était vide de tout nuage. C'est à peine si la lune caressait quelques brumes à l'horizon.
Il commença à les voir émerger des ombres qui bordaient la clairière, tout autour de lui, silhouettes tremblotantes comme vues au travers d'un voile, d'un nuage de chaleur... De jeunes filles en robes évanescentes vert pâle, turquoise, mauve, safran, leur chevelure leur faisant un halo autour du visage constellé de tâches de rousseur, de petites ailes semblables à celles des libellules pendantes dans leur dos. De petits bonshommes marrons et verts hauts comme une pomme pullulaient sur le sol et se répandaient comme une colonie de fourmis. Ils étaient chapeautés de cupules de glands, de coques de noix, bogues de chataîgnes, et vêtus de feuilles et de pétales. D'autres de la taille de nains, rabougris, biscornus, bossus, fripés, certains portant des hardes de cuir ou de tissu, d'autres des morceaux d'armures. Il y en avait en costume traditionnel breton, écossais, irlandais, portant fièrement tricorne, haut de forme ou béret. Qui portait le bouc et qui les favoris quand certains disparaissaient sous une barbe bien fournie. Ils ressemblaient trait pour trait aux lutins dessinés par Brucéro, Civiello et Monge, ces dessinateurs que Thierry aimait tant plagier. Des yeux l'observaient, cachés sous les racines, dans les trous et les terriers, sous les fougères et dans les frondaisons. Des myriades de lucioles volaient en essaim, leur luminosité et leur couleur changeant au gré de leurs envies, de plus près on aurait cru qu'elles avaient forme humaine. Il aperçut un grand nombre d'animaux de la forêt, chevreuil, blaireau, renard, écureuil, belette, hérisson, hibou et chouette, mulot et musaraigne, couleuvre et vipère, crapaud et chat sauvage, tous le regardaient éffrontément. D'autres créatures indéfinissables se cachaient de la lumière de la lune. Un rayon se reflèta sur une peau écailleuse, la chose debout sur ses pattes arrières darda une langue bifide pour sentir son odeur. Une fourrure sombre marbrée de blanc accrocha la lumière sélène, un grognement retentit suivi d'un claquement de mâchoires. Un froufrou d'ailes lui parvint d'au dessus de lui, une unique plume longue d'une trentaine de centimètres et d'un rouge sang vint s'échouer sur son épaule. Il frissonna à son contact. Il aperçut plusieurs silhouettes à forme humaine. L'homme aux andouillers était là, impassible, sa hache au côté, Thierry pouvait voir maintenant qu'il ne portait pas de casque, les cornes émergeaient directement de sous son épaisse tignasse emmêlée. Un autre homme tout de vert vêtu, un arc à la main et chaussée de grandes bottes de cuir, la barbe mêlée de feuilles, de mousse et de lierre, encore un autre trapu, des défenses de sanglier pointant hors de sa bouche. Un adolescent, au regard espiègle, une flûte de roseaux à la main, se cachait derrière une pierre dressée, Thierry remarqua que le bas de son corps était celui d'une chèvre, de la queue aux sabots. Un homme voûté caché sous une cape sur laquelle était cousues des centaines de feuilles de chêne aux couleurs de l'automne qui semblaient ne jamais devoir se flétrir, appuyé sur un vieux bâton noueux au sommet duquel était enchâssée une pierre laiteuse, un corbeau perché sur son épaule. Perché dans l'arbre séculaire, une femme au visage noirci d'arabesques le regardait avec gourmandise, elle était vêtue d'un nombre incalculable de plumes de corbeaux. A chacun de ses mouvements, ses colliers constitués d'une multitudes d'os percés, de vertèbres et de griffes s'entrechoquaient pour former le plus sinistre des carillons. Encore d'autres créatures non humaines faites d'eau ou bien de pierres, de racines ou de courants d'air, de noirceur ou de lumière.
Thierry sentit une présence dans son dos, non seulement celle de l'arbre, impression de puissance, force végétale capable de réduire un rocher en poussière, vieille de plus d'un milliers d'années. Mais une autre encore plus forte, omnipotente, plus puissante que la forêt elle-même. Une présence vieille comme le monde, subtile et pourtant presque palpable. Il se retourna et vit qu'une femme était assise sur le Trône. Il ne l'avait pas entendu venir, c'était comme si elle avait toujours été là sans qu'il ne la remarque avant. Il se demandait surtout comment, justement, il avait fait pour ne pas la remarquer avant tellement elle semblait imposante malgré sa petite taille. Ses longs cheveux d'un vert tendre étaient nattés de fleurs, mouillés de gouttes de rosée, des feuilles retenaient des torsades. Elle portait un diadème enchâssé d'ambre, d'améthyste et d'émeraude, formé d'arabesques de bois qui semblaient ne se rejoindre à contre-coeur que dans l'unique but de parer son front d'albâtre. Des nervures de mousse courraient sur ses tempes. Ses yeux vairons attiraient le regard aussi sûrement que son sourire nacré de perle. A certains endroits, sa peau avait l'apparence de l'écorce crevassée, à d'autres elle luisait d'une phosphorescence verte pâle à la lumière de la lune. On voyait un réseau de veines sous sa peau diaphane où coulait une sorte de sève argentée comme l'écorce d'un bouleau. Un médaillon d'onyx était lové dans le creux de sa poitrine. Elle était parée d'une robe de soie pareille à une toile d'araignée. Des gants de dentelle tressées d'herbe recouvraient ses mains jusqu'à ses avant-bras. Ses pieds nus caressaient amoureusement de leur pointe les herbes tendres qui croissaient au pied du trône. Elle ne portait pas d'ailes contrairement à ses jeunes suivantes qui s'étaient assises autour de son siège. Elle observait Thierry sans sourciller et pourtant d'elle ne se dégageait ni mépris, ni colère, seulement un sentiment de supériorité que seuls l'âge et la sagesse peuvent dégager.
"Ainsi donc, tu es venu à nous, jeune imprudent. Non seulement, tu as perturbé une cérémonie sacrée un soir de Beltane mais de plus, tu t'es montré irrespectueux de nos croyances et de notre Mère la Nature. Tu as été brutal et tu as assombri nos réjouissances. De plus, tu as pénétré notre lieu de célébration sans même avoir été invité... Messire Thomas! Etes-vous des nôtres?" Demanda-t-elle. Le vieil homme entra dans le cercle de pierre et vint s'agenouiller à côté du trône.
"Je suis là Ma Dame, pour vous servir!"
"Mon vieil ami! Je suis heureuse de te compter parmi mes sujets en cette soirée de fête."
"Le bonheur est plus que partagé Ma Reine."
"Bien. Dis-moi, tu connais ce jeune mortel, me semble-t-il? Veux-tu prendre sa défense?"
"Trois fois hélas Ma Dame! Je ne le connais que depuis peu. J'ai bien tenté de l'avertir mais il n'écoute même pas les conseils de prudence les plus élémentaires. Je crains fort de ne plus lui être d'aucune utilité maintenant. Il a suivi le mauvais chemin."
"En effet, il faut avouer que pour un humain, celui-ci manque particulièrement de jugeotte... Il devra donc se défendre seul. Sais-tu qui nous sommes, jeune mortel?"
"Euh... Une hallucination, je pense. Sûrement due à une ingestion de drogue ou bien une commotion cérébrale. Vous ne pouvez pas être ce que je pense, puisque ça n'existe pas. Vous êtes le produit de mon imagination. Ah non, ce n'est pas possible, je n'en ai jamais eu. Peut-être un début de schizophrénie alors bien que je sois trop jeune pour ça..."
"Je reconnais bien là les humains, dit-elle dans un soupir. Toujours nier l'évidence si ça ne rentre pas dans vos cases. Cela n'est pas naturel, il n'y a pas de logique donc ça n'existe pas... Vos esprits étriqués refusent de croire, seuls vos enfants et vos poètes arrivent encore à nous voir. Nous sommes devant vous, quelque peu impalpables certes mais malgré tout bien réels et vous ne voyez en nous que des personnages issus d'un conte pour enfants, improbables chimères... Je puis pourtant si je le veux, vous faire souffrir mille tourments ou bien vous abreuver de mille délices selon mon bon plaisir. Vous pourriez être emportés dans notre monde et ne revenir que dans 100 ans, je puis vous offrir la sagesse, le courage, la connaissance ou bien vous laisser encore plus couard et ignorant qu'à votre arrivée. Je pourrais vous rendre fou, émousser votre jugement ou l'inverser totalement..."
"Vous dites n'importe quoi... Je ne comprend rien à ce qui se passe. De toutes façons, vous n'existez même pas, je me barre d'ici..." dit Thierry en faisant demi-tour. La Reine fit un geste et aussitôt des racines se saisirent des chevilles de l'imposteur. Emporté par son élan, ce dernier tomba à genoux, les pieds toujours fixés au sol.
"On ne tourne pas le dos à la Reine du Sidhe!!" Tonna la fée. Majestueuse, elle fit un geste gracieux. Les racines soulevèrent Thierry du sol en douceur, le firent se retourner puis le réassujettirent à la terre. Il tira sur ses liens pour se rendre compte que non, il ne rêvait pas. Il était bien à genoux devant une femme qui se disait Reine des fées, dotée d'une beauté et de pouvoirs surnaturels, au beau milieu de la nuit de Beltane, perdu dans la forêt de Brocéliande. Tout lui revenait à présent, les brumes de son esprit disparaissaient, vaincues par l'évidence. Abattu, il cessa de lutter. Il ployait le dos, courbant la tête. "Tu peux relever la tête, je ne demande pas la soumission mais la déférence."
"Pardonnez-moi... Je ne savais pas ce que je faisais... Si j'avais su..."
"Certes, tu as pêché par ignorance mais cela n'excuse en rien ton comportement quotidien. Je lis ton histoire dans tes yeux, dans tes traits, même dans les effluves que tu dégages et ce que j'y découvre me consterne. Tu profites de la crédulité de tes semblables en nous tournant en dérision. Tu es orgueilleux et tu détruis le talent des autres. Tu exploites et tu trompes ceux qui se croient être tes amis. Tu ne vis que pour le profit et ignores la beauté de ce qui t'entoure. Tu ne développes pas ton talent, tu te contentes de l'utiliser en le dénaturant. Tu nous fais grand mal en faisant de nous un objet de consommation, en nous infantilisant. Tu ne crois même pas en nous et par là même tu nous blesses au plus profond de notre être. Tu as usurpé une identité et la salit par ton attitude. Tu traînes nos plus illustres représentants dans la boue en te comparant à eux. Tu as traité une femme comme un objet et l'a violenté. Tu as blessé dans sa chair un arbre vénérable. La liste est encore longue, veux-tu que je continue?"
"Non Ma Dame, je pense que ce n'est pas la peine..." Il se rendait bien compte que rien, ni personne n'aurait pû alléger ses fautes, et surtout pas lui. Personne dans l'assemblée ne semblait avoir l'intention de l'aider de toutes façons.
"Les charges ont été énoncées, si personne n'a rien d'autre à ajouter, nous allons passer au jugement!"
A ces mots, de nombreuses voix tremblantes de colère, retenues jusqu'ici, éclatèrent dans le public. Le gros trappu aux défenses de sanglier s'écria "Faisons-le rôtir avec une pomme dans la gueule! Cela nous fera un bon plat de résistance en cette nuit sacrée!". "Non, il faut le livrer au Chasseur. C'est la Nuit de Walpurgis, il va mener sa Chasse Sauvage et ses limiers de l'Enfer au dessus des campagnes. Il le traquera jusqu'à ce que mort s'ensuive! Ce n'est que ce qu'il mérite après tout!" cria un nain contrefait dont les yeux d'une couleur rouge vif enfoncés dans ses orbites brillaient sous ses sourcils broussailleux. Il secouait une pique de métal rouillée de façon éloquente. Son armure cabossée luisait d'une sinistre couleur cramoisie qui n'avait rien de naturelle.
Un tourbillon de feuilles prit la parole dans un murmure: "Transformez-le en bosquet de noisetiers ou en buisson d'aubépine, Reine de la Forêt. Avec le temps, il apprendra la sagesse et la déférence qui nous est dûe. Il se repentira de ses erreurs et oubliera l'homme qu'il était. L'hiver le fera ployer... Si un bûcheron ne met pas un terme à sa vie avant..."
"Menez-le dans nos mines Dame des Bois, s'écria un autre nain au visage charbonneux appuyé sur un manche de pioche. Nous l'y ferons trimer pour votre plaisir. Pour vous, il déterrera à mains nues, joyaux et minérais, filon d'argent et pépites d'or. Il apprendra la valeur d'un vrai labeur."
"Torturons-le! s'écrièrent d'une seule voix les pixies. Attachons-le et enfonçons-lui des épines sous les ongles!"
"Non, fouettons-le avec des fougères!", "Enterrons-le dans une fourmillière!", "Découpons-le en petits morceaux pour faire un ragoût!". Les idées toutes plus horribles les unes que les autres ne manquaient pas... Etonnant qu'un si petit cerveau puisse être si cruel.
"Changez-le en campagnole", dit une chouette effraie "Ou en rat", surenchérit un renard, en se pourlèchant les babines.
"Ma Dame, prenez-le à votre service, dit une suivante. Il travaillera dans vos champs, vos potagers, vos vergers. Il remplira votre table et apprendra à respecter notre Mère la Terre. Il ensemencera le sol, moissonnera, cultivera et récoltera. Il y a du travail pour lui. Il vous servira pour 100 années. Il ne manquera à personne puisqu'il a renié sa famille et qu'il n'a pas d'amis. Personne ne s'inquiètera de sa disparition. Ce ne serait que justice!"
Une voix grave mais cependant envoutânte parvint des frondaisons du chêne: "Moi, je n'en ai cure. Ce n'est pas un guerrier, il ne m'est d'aucun intérêt. Je ne pourrais même pas me curer les dents avec ses os trop fragiles. Fais-en ce que tu veux mais ne me dérange plus pour si peu." Une plume de corbeau tomba en tourbillonnant pour signifier la fin de la discussion.
Thierry écoutait tous ces discours placidement mais intérieurement, il bouillonnait d'impatience, son cerveau fonctionnait à plein régime. Il cherchait le meilleur moyen de tirer parti de la situation. Le conseil de la suivante avait fait son petit bonhomme de chemin dans son esprit et il estimait que c'était la solution la moins préjudiciable qui fut proposé. Avec un peu de chance, il pourrait même y tirer son épingle du jeu, peut-être s'échapper du royaume de la Reine en emportant un trésor ou quelque chose de valeur.
"Prenez-moi comme esclave, Votre Grandeur. J'ai conscience de mes erreurs et je m'en repents. Je n'aspire qu'à être un homme meilleur, le temps et le travail ainsi que votre bon vouloir s'il vous sied me l'apprendront peut-être. Faites de moi un homme bon et modeste. Je vous en supplie Votre Grâce..."
"Me prendrais-tu pour une sotte? J'ai en horreur l'obséquiosité et l'hypocrisie. Je vois clair dans ton jeu, tu ne peux m'abuser... On ne se moque pas impunément de la Reine du Sidhe. J'ai pris ma décision! Mon jugement sera sans appel et exemplaire! Mais... Ce soir, nous fêtons Beltane et notre retour sur les terres mortelles, nous fêtons le renouveau des beaux jours. Je suis de bonne humeur malgré ta présence, je dois même avouer que ta stupidité et ton audace me divertissent aussi vais-je te faire un don... Approche Llewelyn, jeune enfant..."
Une jeune suivante se leva et s'approcha. Ses cheveux étaient d'un roux flamboyant et ses yeux couleur de l'herbe fraîchement coupée. On l'aurait crue sortie d'un tableau pré-raphaelite. Elle non plus ne portait pas d'ailes, on l'aurait crue humaine, n'était-ce sa beauté surnaturelle. Thierry commençait à penser qu'il s'en était plutôt bien sorti.
"Cette jeune fille est une Leanan Shee. Elle est belle n'est-ce pas?" Thierry ne put qu'aquiescer, totalement hypnotisé par le désir de la posséder. "C'est une fée inspiratrice, une muse pour les poètes et les artistes. Elle t'accompagnera mais tu ne pourra la toucher. Tu te consumera pour elle. Ceux qu’elle inspire ont une brillante quoique courte carrière. Même dans la mort, peu de ceux qui ont senti sa caresse échangeraient leur destin pour n’importe quoi d’autre. Crois-tu toujours que je te fasse un présent?"
Thierry hésitait à répondre, il sentait venir l'entourloupe.
"Elle va transcender ton imagination. Tu nous verras, partout, tout le temps. Du coin de l'oeil, dans un rayon de soleil, dans un reflet, dans une flaque... Tu nous reconnaîtras lorsque nous serons sous une autre apparence. Tu nous sentiras à tes côtés, sur ton épaule, voletant autour de toi, passant nos doigts dans tes cheveux, tu nous entendras à chaque instant, murmurer à ton oreille, rire... Tu nous devineras dans chaque souffle de vent, chaque goutte de pluie, chaque vibration de l'air, chaque petite coîncidence et petit hasard de la vie... Dans les arbres, les haies, les ruisseaux, les prés... Dans un bruissement de feuilles, dans le son cristallin de l'eau courante. Tu auras enfin ce don de l'imagination qui te faisait cruellement défaut mais en échange... Nous prenons ton talent pour la création. Tu ne dessineras plus, ne peindras plus. Les proportions et le dessin anatomique te redeviendrons un mystère. Tu ne pourras nous raconter, nous chanter, nous danser, nous mimer. La simple courbe d'un visage, les perspectives te seront de véritables calvaires. La tension d'un corps, l'impression du mouvement, le drapé d'un tissu, tu auras tout oublié. Ton don, tu l'as trahi, tu l'as dénaturé. Tu l'as utilisé pour tromper, pour plagier, pour faire le mal. Tu ne le mérites pas, il ira à quelqu'un d'autre qui saura en faire de belles choses. Tu comprendra que l'imagination sans création est un fardeau. Tu ne connaitras jamais le bonheur de l'accouchement d'une oeuvre mais à la place tu découvriras le tourment et la douleur. Toutes ces images, ces idées dans ton esprit et aucun moyen pour les faire sortir, pour t'en débarasser. Peut-être les gens te prendront-ils pour un fou... Un de ces exilés, qui vivent en marge et parlent à leur ombre, qui crient aux quatres vents, qui rient sous la pluie..."
"Saleté de fée et saleté d'imagination..."
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L'imposteur
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