Allez, je vous emmène là où notre ami Calonna veut aller !
Vous me connaissez sous le nom de Brann, le messager ou encore corbeau en gallois.
J’ai survolé beaucoup de terres de légendes
et il en est une qui me laissa le souvenir que je vous rapporte aujourd’hui…
Celui du Saumon de la Connaissance…
Pendant que l’on s’installe, cher Calonna, peux-tu nous rajouter une buche dans l’âtre ?
On m’excusera de ne pas donner plus de précisions concernant la date des événements, mais il y a si longtemps que le temps n’appartient plus qu’à lui-même…
Peu après l’arrivée des Dieux sur l’Ile brumeuse d’Erin, appelée aussi Irlande, l’île verte fut divisée en cinq provinces et les guerres de clans y faisaient rage.
Arrivant devant une forge, Lurgana s’adressa à une jeune femme qu’elle crut sourde devant l’absence de réaction…
-Tant pis, soupira-t’elle enfin. J’espérais apprendre ici quelque chose sur la mort de mon frère Cumhal, mais je devrai rentrer bredouille !
-Vous êtes la sœur de Cumhal ! S’écria alors la jeune femme. Je suis son épouse !
Et elle commença à raconter comment les choses s’étaient passées :
-Cumhal connaissait mon père le forgeron et moi-même depuis le temps où il venait chasser dans les bois qui nous entourent. Avant la bataille de Cnucha, il m’avait épousée, en secret pour que la terrible prophétie ne se réalise pas. Il est venu se désaltérer ici pendant le combat. A en croire son allure triomphante, je pensais que le clan Bascna vaincrait à coup sûr les Mornas. Il est reparti, et je ne sais rien de ce qui lui est arrivé ensuite ; à ce qu’on dit, un guerrier morna se flatterait de l’avoir frappé d’un coup d’épée à la jambe, mais aurait payé cet affront en perdant la main…
Elle se tut un instant, perdue dans ses souvenirs, puis posa les yeux sur Lurgana et ajouta en souriant :
-J’aimerai vous montrer quelque chose, suivez-moi.
Elle mena Lurgana d’un pas vif dans un petite chambre où un nouveau né était couché sur des peaux de bêtes.
-Voici le fils de Cumhal, annonça-t’elle. Mais j’ai peur pour sa vie : qu’adviendrait-il si le clan morna apprenait l’existence de cet enfant ?…Lurgana décida de rester chez la fille du forgeron et lui tint compagnie quelques jours. Mais un après midi, elle constata qu’un groupe de traqueurs mornas était à la recherche de la forge. Elle attendit la tombée du jour et emmena avec elle le fils de Cumhal afin de le cacher en lieu sûr.
Après une nuit de marche, elle entra à l’aube dans une fôret où elle avait établi jadis un refuge secret. Il s’agissait d’un immense chêne creux où, petite fille, elle avait ouvert à la hache une porte si habilement façonnée qu’elle était invisible de l’extérieur !
C’est là qu’elle s’installa pour nourrir le bambin. En plus de lui montrer comment sauter des obstacles, elle lui appris à courir et à nager et n’eut de cesse qu’il ne courre plus vite qu’elle ; alors seulement, elle cessa de ficher dans les chaussures de l’enfant des rameaux d’aubépine… Quand il apprit à nager en mer, elle le contraignit peu à peu à rester sous l’eau le temps que neuf vagues déferlent. Quand il y parvint enfin, elle lui dit : -Le moment est venu de montrer au monde qui est le fils de Cumhal, afin qu’il reçoive enfin un nom digne de lui.
Elle le mena alors vers une plage où se baignaient des guerriers ennemis. Le jeune garçon entra dans l’eau non loin d’eux et plongea. Soudain, les Mornas se mirent à disparaître un à un sous la surface des flots, pour ne jamais remonter. Une tête blonde inconnue faisait surface de temps à autre, tendis que retentissaient sur la plage clameurs et vociférations :
-Que se passe-t’il ? Quelle est cette tête blonde ?
Lurgana était ravie : les hommes sur la grève se demandaient qui noyait leurs amis… Elle fit remonter son protégé en lui lançant un signal convenu et ils retournèrent au chêne creux.-Tu les as entendus : Tu seras désormais connu sous le nom de Fionn mac Cumhaill : « La tête blonde née de Cumhal ».
Le jeune homme passa alors sa dernière nuit dans le vieux chêne.
Le matin suivant, Lurgana lui fit ses adieux et le chargea d’accomplir trois tâches : Il devait tout d’abord élucider la mort de son père ; ensuite rendre visite à sa mère à la forge et se faire façonner une épée ; enfin, aider les bascnas à vaincre leurs ennemis jurés.
Fionn arpenta Erin pendant de longs mois, partout où ses jambes purent le mener. Pour se nourrir, il chassait ou se faisait engager pour garder des troupeaux ou labourer les champs. Il atteignit enfin le champ de bataille où Cumhal avait trouvé la mort. Après une journée passée à arpenter les lieux, il n’avait trouvé que des épées ou des armures brisées et rouillées, ainsi que des débris de boucliers en cuir ou en métal. Il finit par rencontrer un pêcheur à proximité du ruisseau voisin.
C’était Arca Dubh, ou le Noiraud, dont toute Erin savait qu’il tentait depuis des années de pêcher le Saumon du Savoir. Lurgana avait averti Fionn que l’homme était irascible et emporté. Mais le jeune garçon avait grand faim : il n’avait pas mangé depuis le matin. Il prit son courage à deux mains et quémanda l’un des superbes poissons qui se trouvaient dans les filets posés non loin.
Tu veux manger, hein ? Railla le pêcheur. Eh bien, tu devras d’abord cuire trois des plus beaux
saumons, et si tu as de la chance, tu auras une part du quatrième. Mais attention, ne les fais pas brûler et ne laisse pas la moindre cloque se former sur la peau !
Sans un mot, Fion alluma un feu et se mit à cuire les poissons sur les braises avec mille précautions.
Et bientôt Arca se régala tandis que le jeune homme embrochait le poisson qui lui revenait. Manqua-t’il alors d’attention ? Une flamme jaillit-elle des braises ? Quoi qu’il en soit, une cloque se forma sur la peau du poisson ! Fionn la creva avec son pouce, mais il se brûla si fort qu’il mit son doigt dans sa bouche et le pressa contre une molaire pour calmer la douleur. Soudain il entendit alors deux petites voix venues du ciel qui discutaient :
-Si seulement Fionn savait que c’est Arca lui-même qui a tué son père, il ne lui obéirait pas si docilement!
-Bien dit Marraine ! Je l’ai vu, de mes yeux vu : ce jour-là, Cumhal a boité jusqu’à la berge malgré sa jambe qui saignait à flots et il a demandé au pêcheur de le panser. Mais au lieu de le soigner, ce pêcheur a saisi son épée et lui a tranché la tête !
Fionn n’en croyait pas ses oreilles. Il leva les yeux mais ne vit que deux mouches.
« Ce sont-elles qui ont parlé », se dit-il. Et s’il pouvait les entendre, c’est parce qu’il avait goûté le Saumon du Savoir ! Non, il n’avait pas rêvé. Les mouches s’éloignaient, mais il les entendait toujours murmurer :
-Je suis sûr qu’un jour il saura la vérité.
-Tu crois Marraine ? Mais qui donc pourra lui relater les faits ? Arca Dubh est le seul témoin survivant…
Fionn, n’y tenant plus, se tourna avec colère vers le pêcheur.
-Est-ce toi qui a tué Cumhal mac Baiscne ?
-Est-ce ton affaire, petit insolent ? Rétorqua le pêcheur. Il n’en menait pas large quand il a vu sa propre épée pointée sur lui. Je te le jure. Il a imploré ma pitié, mais je…
Fionn interrompit cette odieuse rodomontade d’une voix glaciale :
-Tu imploreras à ton tour, et en vain toi aussi !
Arca était vigoureux, mais Fionn était plus jeune et plus souple. Il tua le pêcheur à mains nues, puis mangea le Saumon du Savoir et reprit son voyage.
Il se rendit à la forge et y trouva sa mère avec grand plaisir. Il lui demanda une épée avec laquelle il pourrait combattre aussi vaillamment et aussi puissamment que les autres soldats.
-Je vais de ce pas demander à mon père, répondit-elle, il la forgera cette nuit même. Mais je te préviens, n’entre pas dans son atelier pendant qu’il sera au travail, car il est assisté de pouvoirs surnaturels…
Elle sortit et revint peu après, le visage illuminé de joie.
-Tu auras une épée dont peu d’hommes sauraient se vanter ! Allons maintenant dormir. Ainsi mon père n’aura pas à s’inquiéter que nous soyons tentés d’aller le voir à la forge.
Fionn obéit à sa mère et sombra dans un profond sommeil. Il ne sut rien de la chaleur ardente du fourneau, des terribles coups qui sonnèrent sur l’enclume, ni du jaillissement des étincelles où dansaient vivement les follets minuscules. Quand il s’éveilla à l’aube du jour suivant, sa mère lui tendit une épée et lui dit :
-L’abominable Arca a jadis dépossédé ton père de son épée. Prends garde de ne pas subir le même sort, car ceci n’est pas une épée ordinaire. Cette lame est si précise que jamais tu n’auras à frapper deux fois ton ennemi. Le fer et le charbon qui ont servi à la forger proviennent de lieux enchantés et fort dangereux, et le métal a été refroidi à minuit dans un bain de sang. Allons, ne perd pas un instant, va, je sais que tu dois encore accomplir une mission.
Fionn ne se le fit pas dire deux fois. Il prit la direction des campements bascnas, dont Lurgana lui avait souvent parlé. Il n’y trouva pas le moindre guerrier ; il n’y avait là que des vieillards, des femmes et des enfants qui s’épuisaient à travailler la terre et à veiller sur le bétail sous le regard arrogant des Mornas. Fionn mit son pouce dans sa bouche pour consulter sa dent de sagesse et sut instantanément où il devait se rendre : Les soldats bascnas vaincus avaient trouvé refuge dans le cavernes du littoral, où leurs ennemis ne pouvaient les découvrir.
Quand Fionn trouva les soldats, ceux-çi l’accueillirent avec joie et, en apprenant quel était son véritable nom, tous se rappelèrent la vieille prophétie : à cet instant, la peur de leurs ennemis jurés les quitta.
Le jeune homme visita l’une après l’autre toutes les grottes, et les bacnas le rejoignaient, de plus en plus nombreux. D’autres clans se ralliaient également à lui pour régler leur compte avec le clan Morna tant honni.
Fionn mobilisa rapidement une armée si nombreuse qu’il en vint à regretter de n’avoir pas défié la totalité des rois d’Erin.
Les Mornas, bien conscients de sa puissance, évitaient soigneusement de croiser son chemin.
Il prit enfin l’initiative. Il leur fit face un jour dans une vallée entourée de hautes falaises où coulai un torrent, une vallée si escarpée que le combat semblait inévitable. Au lieu de pousser un cri de guerre, Fionn s’avança seul et s’adressa en ces termes au chef de guerre ennemi, Goll mac Morna :
-Il y a bien longtemps, tu as vaincu le clan Bascna à la bataille de Cnucha : Aujourd’hui, nous avons l’occasion, je dirai même le droit, de prendre notre revanche sur vous. Comme tu le vois, nos troupes sont bien plus nombreuses que les tiennes. Mais qui tirerait avantage de cette lutte ? Pourquoi les irlandais devraient-ils se diviser au lieu de combattre les envahisseurs étrangers qui, venus de Dieu sait où, abordent nos côtes pour nous piller et nous ruiner ?
Oublions nos rivalités et formons une armée commune pour les repousser. Mais il y a une condition…
-Laquelle ? Demanda Goll avec impatience.
-Je serai chef des hommes armés ! Tous, Mornas autant que Bascnas, me prêteront serment d’obéissance. Et nous prêtrons tous allégeance au Roi des Rois qui siège à Tara.
Goll se tourna vers les autres chefs de clan et leur demanda leur avis avant de répondre :
-Nous acceptons ta proposition, car elle découle de la sagesse que tu as acquise en mangeant le Saumon du savoir.
Fionn et tous les autres hommes, fous de joie, prirent la route de Tara sans perdre un instant afin de s’agenouiller devant le Roi des Rois. Celui-çi accepta leur soumission avec soulagement.
Ainsi naquit l’ordre du Fianna d’Erin, une des plus redoutables armées dont Fionn devint capitaine.
Sujet: Le Saumon de la Connaissance 
